Thursday, December 1, 2011

S. Germain présente son héros préféré dans un article du Monde





Blanquette, l'infante qui lutta jusqu'à l'aube
     
  Elle porte un nom désuet, Blanquette, elle est toute jeune, ravissante, ses yeux sont doux. Elle ne parle pas, du moins pas à la façon des grandes personnes ; elle s'exprime dans un patois aussi simple qu'expressif : son idiome se résume à un son qu'elle module sur divers tons. C'est une infans, ou plutôt une infante. Une infante caprine, radieuse de blancheur, de candeur et de fougue.
       Mêê... ! chantonne-t-elle, et bientôt pleure-t-elle, faute de recevoir un écho. Son appel lancé vers la montagne  ne franchit pas la haie d'aubépines entourant son enclos. C'est avec le maquis, l'immensité du ciel, avec les genêts d'or, les sources et les bouquetins qu'elle veut dialoguer, pas avec son piquet et les bêtes domestiques retenues comme elle prisonnières. Elle veut humer, déguster le monde, respirer l'espace, brouter des herbes folles et du soleil. Elle veut la liberté, tout simplement, absolument. "Les chèvres, il leur faut du large", dit Daudet. Oui, du large, de la vastitude, de l'inconnu, de la saveur. De la gambade, du jeu, des défis. Les chèvres, il leur faut "du vierge, du vivace et du bel aujourd'hui", sinon elles dépérissent. Et pour cette passion, elles sont prêtes à payer le prix fort, sans marchander, sans compromis.
     "C'est qu'elle n'avait peur de rien, la Blanquette", note Daudet. Peur ni des torrents ni des pics et des crevasses, ni du vent fouettant les cimes ni du désir des chamois à pelage noir. Elle exulte à fleur d'instants qu'elle veut tous délectables, pétillants, flamboyants. Juchée au bord d'un plateau dominant la vallée, Blanquette se croit soudain "au moins aussi grande que le monde". Et elle l'est bel et bien, aussi ample que le monde, que la vie, en cette journée de noces avec la montagne, la lumière et le vent, avec les senteurs de la terre et les ardeurs de la chair. Mais la montagne vire au violet, et le violet au noir. Elle avait oublié, l'infante aventurière, tout occupée à jouer, à jouir et jubiler, combien la nuit tombe vite, et dru. Et que la nuit, là-haut dans les forêts, est le royaume du loup, et que le loup est un nom de la mort. La mort vorace, cruelle.
    "Énorme, immobile, assis sur son train de derrière, il était là regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance. Comme il savait bien qu'il la mangerait, le loup ne se pressait pas."
      La chèvre se sent perdue, et défaillir d'effroi. Mais aussitôt elle se ressaisit, en un éclair elle passe du sentir violent de la mort qui la laisse impuissante, pitoyable, au savoir de sa mort imminente, à une lucidité abrupte et de là à l'orgueil, au courage. La chèvre est une infante, et l'infante tient son rang, elle a le sens de l'honneur, de la bravoure, de la grandeur, à la folie. Elle ne se résigne pas à mourir, elle y consent : elle décide de se battre, elle se met en garde, "la tête basse et la corne en avant... non pas qu'elle eût l'espoir de tuer le loup - les chèvres ne tuent pas le loup, précise Daudet, mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude", la précédente chèvre de Monsieur Seguin, "une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc". Blanquette relève le défi, malgré sa jeunesse et sa faiblesse, elle fera aussi bien que la vieille chèvre belliqueuse, elle luttera jusqu'à l'aube. Mourir, soit, mais pas dans les ténèbres, avec au moins un peu de soleil dans les cils et de rosée sur le museau, et avec panache, et grâce - "le monstre s'avança, et les petites cornes entrèrent en danse...". L'infante bataille en dansant, et, sensuelle jusqu'au bout, elle cueille en hâte des brins d'herbe fraîche qu'elle savoure tout en poursuivant le combat. Au lever du jour elle s'effondre, le corps déjà à demi lacéré, un goût de sang et d'herbes sauvages dans la bouche, d'immensité et de finitude mêlées dans son cœur et sa chair. Vaincue mais insoumise, elle meurt sans le moindre regret de s'être enfuie de son enclos, de s'être éprise de liberté, d'avoir aimé la vie au large et en hauteur.


Le Monde, Article paru dans l'édition du 18.08.06


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