Blanquette, l'infante qui lutta jusqu'à l'aube
Elle porte un nom désuet, Blanquette, elle est toute jeune, ravissante, ses yeux sont doux. Elle ne parle pas, du moins pas à la façon des grandes personnes ; elle s'exprime dans un patois aussi simple qu'expressif : son idiome se résume à un son qu'elle module sur divers tons. C'est une infans, ou plutôt une infante. Une infante caprine, radieuse de blancheur, de candeur et de fougue.

"C'est qu'elle n'avait peur de
rien, la Blanquette", note Daudet. Peur ni des torrents ni des pics et des crevasses, ni du vent fouettant les cimes ni du désir des
chamois à pelage noir. Elle exulte à fleur d'instants
qu'elle veut tous délectables, pétillants, flamboyants. Juchée au bord d'un
plateau dominant la vallée, Blanquette se croit soudain "au moins aussi
grande que le monde". Et elle l'est bel et
bien, aussi ample que le monde, que la vie, en cette journée de noces avec la
montagne, la lumière et le vent, avec les senteurs de
la terre et les ardeurs de la chair. Mais la montagne vire au violet, et le
violet au noir. Elle avait oublié, l'infante aventurière, tout occupée à jouer,
à jouir et jubiler, combien la nuit tombe vite, et dru. Et que la nuit, là-haut
dans les forêts, est le royaume du loup, et que le loup est un nom de la mort.
La mort vorace, cruelle.
"Énorme, immobile, assis sur son
train de derrière, il était là regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance. Comme il savait bien qu'il la
mangerait, le loup ne se pressait pas."
La chèvre se sent perdue, et défaillir
d'effroi. Mais aussitôt elle se ressaisit, en un éclair elle passe du sentir
violent de la mort qui la laisse impuissante, pitoyable, au savoir de sa mort
imminente, à une lucidité abrupte et de là à l'orgueil, au courage. La chèvre
est une infante, et l'infante tient son rang, elle a le sens de l'honneur, de
la bravoure, de la grandeur, à la folie. Elle ne se résigne pas à mourir, elle
y consent : elle décide de se battre, elle se met en garde, "la tête
basse et la corne en avant... non pas qu'elle eût l'espoir de tuer le
loup - les chèvres ne tuent pas le loup, précise Daudet, mais
seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la
Renaude", la précédente chèvre de Monsieur Seguin, "une
maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc". Blanquette relève
le défi, malgré sa jeunesse et sa faiblesse, elle fera aussi bien que la
vieille chèvre belliqueuse, elle luttera jusqu'à l'aube. Mourir, soit, mais pas
dans les ténèbres, avec au moins un peu de soleil dans les cils et de rosée sur
le museau, et avec panache, et grâce - "le monstre s'avança, et les
petites cornes entrèrent en danse...". L'infante bataille en
dansant, et, sensuelle jusqu'au bout, elle cueille en hâte des brins d'herbe
fraîche qu'elle savoure tout en poursuivant le combat. Au lever du jour elle
s'effondre, le corps déjà à demi lacéré, un goût de sang et d'herbes sauvages
dans la bouche, d'immensité et de finitude mêlées dans son cœur et sa chair.
Vaincue mais insoumise, elle meurt sans le moindre regret de s'être enfuie de
son enclos, de s'être éprise de liberté, d'avoir aimé la vie au large et en
hauteur.
Le
Monde, Article paru dans
l'édition du 18.08.06
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