Friday, December 2, 2011

Chanson des mal-aimants,1996


En voici les premières lignes:

     Ma solitude est un théâtre à ciel ouvert. La pièce a commencé voilà plus de soixante ans, en pleine nuit au coin d'une rue. Non seulement j'ignorais tout du texte, mais je suis entrée seule en scène, tous feux éteints, dans une indifférence universelle. Pas même un arbre ni un oiseau pour enjoliver le décor.
     Sitôt née, j'ai été confiée au hasard. Certes, ce n'est pas la plus fiable des nourrices, le hasard, mais ce n'est pas la pire. Père et mère, d'un commun désaccord en temps décalé, n'ont pas voulu de moi. Le premier a dû prendre très tôt la poudre d'escampette, la seconde m'a abandonnée sur le bitume moins d'une heure après sa délivrance. Elle m'a entortillée dans un chiffon, unique geste de sollicitude de sa part, et déposée dans un cageot qui avait contenu des framboises. Cette délicatesse lui a certainement été inspirée par l'urgence et le dénuement. Est-ce à cause de ce berceau-fruitier que j'ai toujours éprouvé un goût vivace pour les framboises, pour leur saveur et leur parfum ?
Mais j'en reviens à mes parents, dont le tour sera vite accompli faute de matière. Deux fuyards qui ne semblent guère avoir ressenti de remords, leur reniement jusqu'à ce jour étant demeuré sans faille. Mon arbre généalogique est un bonzaï tout ébranché, cul-de-jatte côté racines. À présent il y a prescription, à l'heure qu'il est mes procréateurs en cavale doivent être à bout de souffle, sinon déjà partis Ailleurs. Qu'ils soient morts ou toujours en vie, cela ne change pas grand-chose ; je suis en deuil d'eux depuis ma malencontreuse naissance.

    Ma mère m'a mise au monde une nuit d'août, sous une somptueuse pluie d'étoiles. A-t-elle accouché seule, tordue sous les étoiles, un mouchoir enfoncé dans la bouche pour étouffer ses cris ? Cris de souffrance et autant de fureur d'avoir à enfanter ce rejeton indésiré. Et ses cris ont sûrement redoublé quand elle m'a vue. Car non contente d'être une bâtarde, je n'étais pas dans les normes, et ne le suis d'ailleurs jamais devenue. Non que le corps, la tête ou les membres aient eu quelque défaut, rien ne manquait à ma panoplie corporelle et tout se trouvait dans l'axe. C'est la couleur qui clochait. Blanche comme du lait caillé, de la fontanelle aux orteils, voilà comment je me suis présentée. Une albinos, quoi.
      Ma mère honteuse s'est empressée de larguer mon berceau-cageot sur un trottoir au pied d'un réverbère. Étant encore au seuil des limbes, je n'ai pas compris quel tour de cochon on me jouait là, je somnolais en toute confiance, enivrée par l'odeur des framboises que je prenais pour celle du corps maternel. Il y a des erreurs plus funestes, celle-là au moins était délicieuse.

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