Friday, December 2, 2011

Le Livre des nuits ,1985

 
  Ce roman qui s’apparente souvent à un conte fantastique retrace, de 1870 à 1945,  l’histoire de la famille Péniel, dont la plupart des membres sont broyés par l’histoire. L’épisode rapporté ici par l’auteur rappelle le martyre du village d’Oradour sur Glane, dont tous les habitants furent massacrés par les Allemands le 10 juin 1944.


     Les gens à nouveau osaient affronter à découvert la grande lumière de l'été; c'est qu'ils se sentaient forts de ces mots répercutés de tous les coins du territoire en train de se reformer: « Ils ont débarqué! », « Paris est libéré! », « Ils approchent. ..»
     Le temps de l'ennemi touchait à sa fin; l'occupant rebroussait chemin et se débandait en toute hâte vers ses frontières dont il reprenait enfin juste mesure. Mais en fuyant il fit encore quelques haltes, au hasard de villages traversés, et s'appliqua à réduire à néant aussi bien les pierres que les hommes qui s'y trouvaient.
     Il en fut ainsi à Terre- Noire. Un convoi en fuite décida soudain de s'arrêter là. Les camions se rangèrent bien à l'alignement, des soldats descendirent, se formèrent en colonnes, puis improvisèrent avec une rigueur parfaite et un sens raffiné de la mise en scène un opéra orchestré en trois actes.
     Un opéra de sang et de cendres. Premier acte, - ils vidèrent chaque  maison, fouillée préalablement avec grande minutie de la cave au grenier, de tous ses habitants qu'ils répartirent ensuite dans la rue, autour du puits. Une fois organisée la mise en place de ces figurants de fortune ils passèrent à l'acte deux. Ils firent éclater des voix très rauques et rouges dans toutes les maisons en y jetant prodigalement des grenades incendiaires.
       Le décor était maintenant magnifiquement achevé et le choeur des voix rouges battant son plein ils firent avancer sur le devant de la scène les héros du drame.
     Les hommes, rien que des très jeunes et des vieux, furent conduits au lavoir. On leur ordonna de s'agenouiller dans les petites caisses de bois bourrées de paille disposées autour du bassin et de frapper, bien en cadence, alternativement l'eau puis le rebord du lavoir avec les battoirs des lavandières. L'acte trois atteignait maintenant son point culminant. Au-dehors le décor lançait toujours ses hautes flammes; les femmes agglutinées en un seul corps informe autour du puits écoutaient avec des airs de folles l'étrange rythme que battaient leurs hommes agenouillés dans  le lavoir. Seul un petit groupe de femmes se tenait un peu à l'écart. Six femmes, silencieuses et raides, les bras croisés sur leurs châles noirs. Il y avait longtemps qu'elles n'avaient plus d'hommes à pleurer, ces veuves aux yeux secs, aux corps craquants de solitude, aux coeurs amidonnés de deuil. Elles contemplaient avec froideur la malédiction de leur maison  de veuves s'étendre au hameau tout entier.
       Il y eut soudain un brusque changement de ton; le crépitement des mitraillettes venait de percer la rumeur des battoirs de bois, la faisant taire presque aussitôt. Au bruit des corps chutant dans l'eau fit instantanément contrepoint  le cri immense des femmes déraillant à l'aigu.
       Le dernier acte étant accompli les soldats, toujours en ordre et impeccablement silencieux, se retirèrent et reprirent leur route.
  

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