Ce roman qui s’apparente souvent à un conte fantastique retrace, de 1870 à
1945, l’histoire de la famille Péniel,
dont la plupart des membres sont broyés par l’histoire. L’épisode rapporté ici
par l’auteur rappelle le martyre du village d’Oradour sur Glane, dont tous les habitants
furent massacrés par les Allemands le 10 juin 1944.
Les gens à nouveau
osaient affronter à découvert la grande lumière de l'été; c'est qu'ils se
sentaient forts de ces mots répercutés de tous les coins du territoire en train
de se reformer: « Ils ont débarqué! », « Paris est libéré! », « Ils approchent.
..»
Le
temps de l'ennemi touchait à sa fin; l'occupant rebroussait chemin et se
débandait en
toute hâte vers ses frontières dont il reprenait enfin juste mesure. Mais en
fuyant il fit
encore quelques haltes, au hasard de villages traversés, et s'appliqua à
réduire à néant
aussi bien les pierres que les hommes qui s'y trouvaient.
Il
en fut ainsi à Terre- Noire. Un convoi en fuite décida soudain de s'arrêter là.
Les camions se rangèrent bien à l'alignement, des soldats descendirent, se
formèrent en colonnes, puis improvisèrent avec une rigueur parfaite et un sens
raffiné de la mise en scène un opéra orchestré en trois actes.
Un opéra de sang et
de cendres. Premier acte, - ils vidèrent chaque
maison, fouillée préalablement avec grande minutie de la cave au
grenier, de tous ses habitants qu'ils répartirent ensuite dans la rue, autour
du puits. Une fois organisée la mise en place de ces figurants de fortune ils
passèrent à l'acte deux. Ils firent éclater des voix très rauques et rouges
dans toutes les maisons en y jetant prodigalement des grenades incendiaires.
Le
décor était maintenant magnifiquement achevé et le choeur des voix rouges battant
son plein ils firent avancer sur le devant de la scène les héros du drame.
Les hommes, rien que des très jeunes et
des vieux, furent conduits au lavoir. On leur ordonna de s'agenouiller dans les
petites caisses de bois bourrées de paille disposées autour du bassin et de
frapper, bien en cadence, alternativement l'eau puis le rebord du lavoir avec
les battoirs des lavandières. L'acte trois atteignait maintenant son point
culminant. Au-dehors le décor lançait toujours ses hautes flammes; les femmes
agglutinées en un seul corps informe autour du puits écoutaient avec des airs
de folles l'étrange rythme que battaient leurs hommes agenouillés dans le lavoir. Seul un petit groupe de femmes se
tenait un peu à l'écart. Six femmes, silencieuses et raides, les bras croisés
sur leurs châles noirs. Il y avait longtemps qu'elles n'avaient plus d'hommes à
pleurer, ces veuves aux yeux secs, aux corps craquants de solitude, aux coeurs
amidonnés de deuil. Elles contemplaient avec froideur la malédiction de leur
maison de veuves s'étendre au hameau
tout entier.
Il y eut soudain un brusque changement
de ton; le crépitement des mitraillettes venait de percer la rumeur des
battoirs de bois, la faisant taire presque aussitôt. Au bruit des corps chutant
dans l'eau fit instantanément contrepoint le cri immense des femmes déraillant
à l'aigu.
Le dernier acte étant accompli les soldats,
toujours en ordre et impeccablement silencieux, se retirèrent et reprirent leur
route.
No comments:
Post a Comment