Friday, December 2, 2011

Kaléidoscope ou notules en marge du père, 1998


      Image dont la beauté est trop intime pour s’avouer de plein front et qui en appelle aux détours. Toute écriture est d’ailleurs un lent travail de détours, une marche sinueuse -pliements et dépliements, affût sur la trace des mots et guet constant de leurs échos et répons. Et ces détours sont innombrables. Mais soudain  affleure dans la marge, qui me retient de parler directement de mon père, une image s’offrant comme chemin de traverse.
      Une image illustrant par excellence cette pudeur de la beauté, cette impossibilité d’en transgresser le seuil. C’est une fresque de Piero della Francesca du cycle de la Légende de la Croix. Le songe de Constantin.
 
           C’est la nuit. Une nuit vert bleuté, couleur d’ardoise.   Au centre de cette nuit s’élève une tente ; sa forme conique évoque  la coiffe portée par la mère de Constantin, sainte Hélène, qui figure dans des scènes ultérieures de la Légende. Le toit pointu de cette tente porte deux tons de rose, très pâle et tendre au centre, et sur les bords violine. La tenture est ocre orangé. Elle est largement entrouverte, comme l’ample manteau de la Madone de la Miséricorde abritant des dévots agenouillés. Mais dans l’embrasure de la tente c’est un homme allongé que l’on découvre. Il dort, veillé par un jeune homme assis à ses pieds et par deux soldats en armure dressés de chaque  côté de la couche impériale. Le souverain dort. Et son sommeil est calme, aucun rêve ne le trouble. C’est un songe qui vient le visiter. Au-dessus de la lance tenue  par l’’un des gardes apparaît un ange dans une saignée de bleu turquoise. Son vol est léger, son corps évanescent, son geste droit, lumineux. Son bras est tendu vers le visage de l’empereur qu’il frappe de lumière. Cette clarté ocrée qui vient trouer la nuit semble  sourdre de l’aile fine et transparente de l’ange. C’est l’instant où les paupières du dormeur s’illuminent ; il va ouvrir les yeux, va découvrir l’ange, suivre le geste de son bras se relevant pour lui révéler dans l’obscurité aqueuse du ciel le signe étincelant qui lui est destiné.  Une croix blanche sur laquelle il  lira:
               In signo hoc confide et vinces. Mais ce signe ne nous est pas montré, le regard ébloui de l’empereur  non plus, et moins encore la face émerveillante de l’’ange. Seul l’instant d’avant nous est montré – très frêle virgule effleurant l’’opacité du temps et cela avec une vitesse inouïe. Vitesse de la lumière. Vitesse si extrême, suraiguë, qu’elle confine à l’’éternité.
                Mais en fait toute l’œuvre de Piero della Francesca repose sur cette sérénité atemporelle. Les formes, toujours monumentales, ne pèsent pas ; elles se déploient avec grâce dans un espace fabuleusement calme où règnent l’équilibre, la précision et les accords. Équilibre de l’ombre et de la lumière, précision des lignes géométriques, accord des tons roses, brun, ivoire, verts, ocre, et bleus toujours scandés de blanc. L’ensemble de son œuvre baigne dans une clarté matinale comme si  ne l’éclairaient toujours que les premiers rayons du jour. Mais d’un jour perpétuel, étranger aux flux du temps. Un vaste jour placide teinté de couleurs douces et d’où se dégagent une sensation de fraîcheur, de bonheur chromatique, et une impression de grande force plastique, d’austérité et d’ingénuité.  […] Et si de l’ensemble de cette œuvre, c’est la fresque la plus nocturne, la plus silencieuse, ombrée et retenue qui s’impose, c’est parce que cette image, peut-être, plus qu’aucune autre mène au seuil de la pudeur de la beauté. Elle est comme une petite porte dérobée dans l’architecture de l’œuvre, une mince parenthèse aux tons sourds où le regard s’arrête, s’étonne, se fait attention et patience ; où l’écriture se vrille, s’enroule, tâtonne. Et n’avoue rien.
            L’empereur sommeille, et nous ne verrons rien du déroulement de son songe. Seule l’annonce de la vision qui lui est promise nous est donnée. Le regard reste suspendu au bras tendu de l’ange et suit l’’invisible diagonale que trace son geste sûr pointant l’homme endormi. Le regard glisse le long de cette diagonale, du doigt lumineux de l’’ange au visage impassible du dormeur.

No comments:

Post a Comment