Friday, December 2, 2011

L’Enfant Méduse, 1991





Il s'agit de l'histoire d'une petite fille, Lucie Daubigné, vivant près des marais de la région du Berry. Elle vit dans un environnement propice à la rêverie; pour elle, le monde est peuplé de belles légendes. Mais le mal rôde en la personne de son demi-frère Ferdinand.


Son corps- force et beauté. Ferdinand Morrogues passe pour le plus bel homme du pays. Il est grand, robuste, il porte la tête haute comme si toujours il humait dans l’air quelque secret parfum ou cherchait alentour une invisible présence. «  Mon fils a de la classe », aime à répéter sa mère. Ses mains sont longues, ses doigts minces et souples. Les traits de son visage sont d’un parfait équilibre, et le bleu de ses yeux a l’éclat un peu froid de la lune qui luit à travers les nuages au début de la nuit quand le ciel vire à l’outremer. Ses cheveux sont d’un blond mordoré, et ils bouclent. La lumière toujours rehausse sa blondeur de vifs tons moirés, - d’ambre, de cuivre, de miel et de safran. «  Mon fils allie le bleu lunaire et la clarté solaire ! » se plait à déclamer sa mère à ses moments d’emphase.

La lumineuse blondeur de ses cheveux annelés fait l’admiration et l’envie des femmes. Toutes l’appellent « le beau Ferdinand ». Lorsqu’il était enfant, sa mère le surnommait son petit Roi Soleil ou son Bleuet lunaire, selon qu’elle s’extasiait sur sa chevelure ou sur ses yeux. Mais la liste est sans fin des glorieux et cajolants surnoms dont Aloïse a comblé son fils au fil des années.

[….]

Son corps- tourment et ténèbres. Ferdinand a grandi en étranger à l’ombre de son corps, en étranger à lui-même et aux autres. Son propre destin ne l’a jamais intéressé, son avenir lui a toujours été indifférent. Très tôt une grande paresse s’est emparée de lui, de son esprit. Une paresse qui voilait la stupeur et l’effroi qui s’étaient engouffrés dans son cœur un matin de sa petite enfance, et les tenait enfouis, bâillonnés. Mais il arrivait parfois cependant que cette peur se mît à mugir, à bouger comme un gros animal barbotant dans la boue, tout au fond de lui. Comme si le corps de son père dont il était le double se réveillait et s’agitait en lui. C’est que ce mort n’avait jamais reçu de sépulture, il avait été porté disparu. On l’avait vu tomber, mais la terre, elle-même éventrée, l’avait aussitôt enseveli, englouti ; et on n’avait ensuite jamais pu retrouver l’endroit précis de son enfouissement. La mort du lieutenant Morrogues ne faisait aucun doute, et pourtant son cadavre n’existait pas. Il avait pourri quelque part dans la boue, mêlé à d’autres corps de jeunes hommes comme lui déchiquetés, du côté de Vouziers, en froide terre ardennaise, un beau matin de mai 1940.

Mais quelle était donc cette boue qui s’agitait parfois en lui, Ferdinand ? Cette boue incandescente qui se soulevait par à-coups dans ses entrailles, dans ses reins et son cœur. Etait-ce celle où son père s’était décomposé, ou bien celle de sa propre enfance soudain noyée, souillée et engluée de larmes ? Toujours est-il que lorsque tremblait cette vase, le confus malaise qui couvait plus ou moins en permanence en lui devenait étouffement, angoisse. Et alors d’obscurs feux s’allumaient dans sa chair. Des feux aux flammes noires et pourpres comme des coulées de lave. Et son cœur se tordait sous ces flammes- se tordait de désir. D’un désir qui était malédiction.

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