Friday, December 2, 2011

Magnus, 2005

 Fragment 1-
Patinir, Paysage avec Sodome et Gomorrhe, vers 1521, Rotterdam


Hambourg, à l'heure de Gomorrhe.
L'opération de destruction s'est appliquée à se montrer à la hauteur de ce titre de désastre.
Elle a fait surgir dans la tiédeur d'une nuit d'été un opéra monstrueux aux actes si précipités qu'ils ne se distinguaient pas les uns des autres.
"YHWH fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu venant de YHWH, du ciel. Et il renversa ces villes et toute la Plaine avec tous les habitants des villes et la végétation du sol."
Parmi les habitants, il y a un petit garçon de cinq ans et demi, il dort, recroquevillé autour de son ours en peluche, dans une cave bondée de gens. Mais les caves sont des abris dérisoires, des pièges à rats quand tout s'effondre par-dessus, et les rescapés se ruent hors de l'antre jonché de corps broyés. Ils s'enfuient dans les rues que ne bordent plus que des chicots de murs fumants, ils courent, hagards et hurlants, renflouer le vacarme de Gomorrhe où des cris n'en finissent pas de jaillir ici et là, de se taire brusquement, de reprendre ailleurs, autres et cependant toujours semblables.
Le petit garçon arraché à son sommeil court sans rien comprendre et mêle ses pleurs au grand vacarme ambiant ; ses pleurs se font sanglots quand la main qui tenait la sienne le lâche soudainement. Il est seul dans la foule, si seul dans son cauchemar. Car il dort encore, il dort debout, en courant et criant. Mais ses pleurs cessent d'un coup quand il voit la femme qui lui tenait la main se mettre à valser dans la boue, les gravats, avec un gros oiseau de feu accroché à ses reins. Le rapace déploie ses ailes lumineuses et en enveloppe la femme, des cheveux aux talons. Devant ce rapt d'une vélocité prodigieuse, d'une beauté féroce, le petit garçon avale sa salive comme un caillou, et avec, tous les mots qu'il connaissait, tous les noms.


Hambourg, instant néant.
"Abraham jeta son regard sur Sodome, sur Gomorrhe et sur toute la Plaine, et voici qu'il vit la fumée monter du pays comme la fumée d'une fournaise. "
L'enfant n'est pas Abraham, juste un tout petit garçon qui serre très fort son ours en peluche contre sa poitrine, et son regard se brise. Il meurt tout vif, là, face à la fournaise, il meurt à sa mémoire, à sa langue, à son nom. Son esprit se pétrifie, son cœur se condense en un bloc de sel. En contrepoint des déflagrations célestes et des vociférations de la ville fracassée, il entend le bruit très sourd de son cœur salin battre dans le corps en tissu de l'ours dont le museau s'écrase contre sa gorge et les yeux en boutons d'or se pressent contre son cou. La chaleur tout autour est suffocante, l'air saturé de poussières suiffeuses et de gaz, seuls les yeux de la peluche semblent avoir sauvegardé une fraîcheur, une douceur miraculeuses.


Hambourg, instant zéro.
"Or la femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une colonne de sel."
En ce trou temporel, un petit garçon, sitôt mort, est remis brutalement au monde, jeté tout nu dans un cratère du monde. Il ne sait plus rien de lui-même, il confond la voix humaine et le fracas des explosions, des avalanches de pierres, de poutres et de métal, de la forêt de flammes en marche houleuse à travers la ville rasée, des vagissements des mourants et des hurlements des survivants frappés de démence. Il ne sait plus rien de sa langue, les mots ne sont plus que des sons foulés en vrac dans le pressoir-fournaise de la guerre. Il en coule un jus gluant, empestant le sang et la chair carbonisée, le soufre, le gaz, la fumée. Un jus graisseux et noir fileté d'étincelantes saignées jaunes et écarlates.


Hambourg, à l'aube suivant Gomorrhe.
L'enfant renouveau-né, accouché seul dans les ruines, accouché par la guerre, confond la beauté et l'horreur, la folie et la vie, le grand guignol et la mort. Il part, comme un ballot poussé par le vent, emporté dans le flot du troupeau des survivants fuyant la belle ville baignée d'eaux châtiée pour les crimes commis par le Reich.
Quand les gens se soucient enfin de ce gamin somnambule, à l'évidence perdu ou orphelin, celui-ci ne peut répondre à aucune question qu'on lui pose. On le croit sourd, ou bien idiot. Quelqu'un a l'idée de dénouer le foulard roussi que son ours porte autour du cou. Un nom y est brodé en fils de coton multicolore : Magnus. Est-ce le nom de l'ourson, celui du père de l'enfant, ou de l'enfant lui-même ? Faute de mieux, on surnomme ainsi le petit sourd-muet. Avec ce nom d'emprunt, il est placé dans un centre, en compagnie d'autres enfants à l'abandon, dans l'attente de familles d'accueil ou d'adoption.


Après Gomorrhe, au seuil de la lande, aux marches de l'enfer.

Une femme se présente dans le centre, elle passe les enfants en revue. Une femme encore jeune, élégante, mais le visage durci par un deuil récent. L'histoire de ce petit garçon, non pas sourd-muet mais vierge de tout souvenir, l'intéresse. Elle l'observe longuement, le trouve joli, placide, et le devine intelligent. C'est un garçonnet bouclé, aux yeux noisette, au crâne en parfaite conformité avec les normes aryennes, au sexe non circoncis. Sain de corps et de race ; quant à l'esprit, il est nu, page gommée prête à être réécrite. La femme se chargera de la blanchir à fond avant d'y écrire à sa guise, elle dispose d'un texte de rechange. Un texte de revanche sur la mort.

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